Processus

Supplementary Elements*

Le projet transdisciplinaire Supplementary Elements* s’inscrit dans la continuité d’un important chantier d’investigation et de collaborations entre artistes, chercheurs, chargés de collection et étudiants dans lequel s’est engagé le Service universitaire de l’action culturelle (Suac) depuis 2018, avec l’accompagnement et le conseil artistique d’Emeline Dufrennoy.

Comment l’image de la science se construit-elle ? Comment se diffuse-t-elle ? Comment est-elle aussi parfois détournée, réinterprétée, dévoyée ?

S’appuyant autant sur les nouveaux outils numériques offerts par la recherche que les collections historiques de l’Université, le Suac a pu avec ce projet explorer la richesse de la thématique art/science en associant plusieurs laboratoires et services de l’université à des artistes plasticiens.

Ce parcours d’œuvres à ciel ouvert présente le fruit de ce grand chantier de co-création et de collaboration. 

* Dans la littérature scientifique, les images sont disposées dans les « supplementary informations », et sont convoquées pour illustrer le propos du chercheur et éclairer le contenu du texte d’un article en le rendant accessible visuellement. 

Sylvain Diaz,
Directeur du Service universitaire d’action culturelle (SUAC) de l’Université de Strasbourg

Emeline Dufrennoy,
Conseillère artistique du projet Supplementary Elements*

LA GENÈSE DU PROJET

Durant 4 ans, Supplementary Elements* a été le creuset d’une aventure passionnante autour de l’image, de sa nature et de ses devenirs.
Ce programme a permis la rencontre de chercheurs – artistes et scientifiques – aux champs de recherche passionnants, qui œuvrent à repousser les limites du visible.
Les nouvelles perspectives offertes par la recherche scientifique, tant en termes de vecteur de diffusion qu’au travers de nouvelles formes de matérialité, dessinent déjà les contours d’un nouveau rapport au monde.

Collaborations artistes-chercheurs, créations autour des archives, des données du net, projets étudiants… Supplementary Elements* s’est traduit par une série de projets et d’expérimentations communes entre artistes et chercheurs.
Il en résulte des œuvres, en mutation, au croisement de disciplines et de formes dont les frontières se dissolvent au contact de possibles aux horizons élargis.
L’enthousiasme avec lequel ce programme a été reçu par les chercheurs, tant artistes que scientifiques a permis de faire naître de véritables collaborations sur le long terme. Ces rencontres ont durablement marqué, tant artistes que scientifiques. Sans doute, leur perception de leur domaine de recherche ne sera plus jamais tout à fait la même.
L’aboutissement de ces années d’expérimentations se déploie au printemps 2022 au travers d’un parcours d’œuvres dans l’espace public et dans les espaces intérieurs du Campus Universitaire de Strasbourg.


MATIÈRE À PENSER

Échanger avec les acteurs de la recherche universitaire sur leurs réalités, sur les processus de production des images, leur conservation et leur diffusion s’est révélé d’une incroyable richesse pour penser l’image, sa nature, sa matérialité, ses flux, ses dévoiements aussi.
En voici quelques considérations :

TRANSMETTRE LE RÉEL
L’image de la science est centrale dans l’interprétation du monde contemporain. Elle embrasse tous les enjeux de notre perception et en bouscule régulièrement les représentations. Le chercheur est une sorte d’explorateur du réel, cherchant inlassablement à repousser les limites du possible, les limites de l’inconnu. « Fantômes de molécules », « nombres magiques », « spectres », « mer d’électron » composent sa géographie. Ce qui échappe à la vue, ce qui échappe à la compréhension, c’est la ligne d’horizon qu’il se fixe. S’appuyant sur les techniques optiques, les sciences cherchent à éclairer la part d’ombre, à révéler ce qui est caché.
« Dé-couvrir » : Entre abstraction et hyperréalisme, entre cadre et hors-cadre, entre mémoire et oubli, entre ombre et lumière… se joue une forme de poésie de l’incertitude.
Faire émerger un nouveau rapport à la représentation et à la perception du monde, voilà un enjeu important de la transmission du savoir, car le grand public ne reçoit pas l’information sur les découvertes scientifiques de la même manière qu’un chercheur. Les textes, jusqu’aux notions mêmes de la science, échappent le plus souvent à l’appréhension du plus grand nombre. Son rapport est donc plus formel et imaginal. Ainsi, une incompréhension partielle ou totale n’empêche pas d’accepter une représentation, et d’y projeter un monde possible. Elle n’empêche pas non plus l’éventuelle remise en cause de la véracité de la science.
La nature versatile des images, leurs « biais » de lecture et de diffusion, la déperdition de l’information, du sens, de la compréhension, l’interprétation des données… se confronte avec le caractère de vérité et de preuve qu’elle revendique.

LA MATIÈRE DES IMAGES
Si l’apparition de la photographie au XIXème siècle fait écho au basculement de la recherche dans les sciences modernes, l’imagerie numérique entretient un rapport correspondant avec la recherche contemporaine, et constitue la manifestation la plus formelle d’un basculement vers un nouveau regard porté sur le réel. Dans une société en suspens entre 2 mondes, l’image pourrait alors être autant la manifestation singulière et l’un des principaux déclencheurs d’un basculement des pratiques, des perceptions, des potentialités sociales, artistiques, industrielles… dans une nouvelle ère numérique. Qu’elle soit technique ou de représentation, cette sorte d’ « epokhé » où ce que la philosophie définit comme une interruption de tout ce qui paraissait « couler de source »1, engendre une mutation sociétale profonde. Dans l’écroulement de notre rapport au réel, le médium joue alors autant un rôle de décomposition que de recomposition.
Matière, temps, lumière sont en photographie comme en physique des éléments essentiels de la recherche. Cependant, des techniques anciennes aux expérimentations actuelles, la mutation du régime des images et leur dématérialisation massive modifie profondément leur statut et leur usage. Quand l’expérience des chercheurs nous révèle que toute image est désormais codée, mosaïquée, recomposée, compilée par ordinateur, qu’il n’est plus besoin d’objectif pour faire une capture d’image, que les 24 images par secondes d’un film n’ont plus qu’une légitimité conventionnelle… ce qui peut désormais être défini comme « image calculée » nous fait alors nous interroger : La photographie existe-elle encore, ou n’est elle plus qu’un artefact issu d’une histoire et d’une convention sociale ?

QUELLE MÉMOIRE ?
Désormais inscrites dans un flux, « détachées » de la contingence du support papier, possiblement convocables et multipliables infiniment, les images n’en sont pas moins reliées à un support, numérique et néanmoins matériel, tangible et fragile, qui entend une possible destruction de ce (plus si) nouveau corpus de traces constitué par les archives numériques de la connaissance.
Dans un contexte d’explosion de la production de données, et alors que les potentialités du numérique nous donnent l’impression d’une profusion, d’une prolifération des images, se pose désormais la question de l’accessibilité de ces données de la recherche, de leur conservation et de notre capacité à transmettre cet héritage commun.
Ainsi, quand il est possible de consulter des plaques de verre, des tirages, et des négatifs anciens, les fonds des années 80 et 90 semblent désormais presque inaccessibles. Les images scientifiques d’aujourd’hui sont appelées à rejoindre le patrimoine culturel de demain, pourtant les mesures de sauvegarde dans le temps semblent encore aujourd’hui très disparates. Consécutivement, nous assistons sur les 30 dernières années à une perte importante du patrimoine iconographique scientifique.
Cette nature des images est d’autant plus questionnante quand nombre d’observations sont désormais issues de captations générées automatiquement par ordinateurs. Les flux ininterrompus de photographies ainsi produites n’ont plus besoin d’opérateur, d’intermédiaire pour exister.
Quant aux recherches en imagerie optique ou en Deep Learning, elles tendent déjà à rendre possible l’interprétation autonome des images par la machine. Affranchies des « auteurs », sans intervention de l’homme, sans observateur, sans enregistrement pérenne, sans nécessité « d’intermédiation » du regard, quel devenir peut-on envisager pour ces représentations ? Car au final, le régime des images n’existe-il pas avant tout dans son rapport à notre regard ? Autrement dit, sans le regard humain, quelle existence, quelle consistance, peut-on accorder à ces images ?

1. Bernard Stiegler in La technique et le temps, la faute d’Épiméthée, 1994